La Croix : Est-ce que le résultat des élections européennes vous a surpris ?
Félicien Faury : Ce résultat n’est pas étonnant dans le sens où le RN réalise de bons scores aux européennes depuis quelque temps déjà, particulièrement depuis 2014. Il l’est d’autant moins lorsqu’on se penche sur la forte dynamique que connaît le parti depuis les élections présidentielles, puis législatives de 2022. Il poursuit sa lancée. La conclusion que nous pouvons en tirer, c’est que dans un contexte largement abstentionniste comme celui des élections européennes, le RN est capable de mobiliser une base électorale importante.
Quelles sont les motivations des électeurs d’extrême droite ? Pourquoi votent-ils RN ?
F. F. : Il y a deux motivations principales : l’immigration et le pouvoir d’achat. Mais ces deux dimensions ne doivent être ni opposées, ni hiérarchisées, elles s’articulent ensemble. Le vote RN ne doit pas seulement être considéré sous le prisme de l’immigration ou du pouvoir d’achat, il s’explique par un ensemble de causalités qui sont liées entre elles. Les électeurs d’extrême droite votent à la fois contre l’immigration, et pour améliorer leur situation économique et sociale. Afin de comprendre pleinement le vote RN, les thématiques sociales et les thématiques « culturelles » doivent être mises sur le même plan.
Pour ces électeurs, y a-t-il un lien de causalité entre ces deux dimensions ? Entre l’immigration et le pouvoir d’achat ?
F. F. : Dans mon étude, j’ai remarqué qu’une majorité d’entre eux considère que s’il y avait moins d’immigration, il y aurait plus d’emplois. Dans la région Paca, par exemple, j’ai observé que les électeurs du RN sont pour la plupart issus de classes moyennes, exerçant un emploi qui n’est pas délocalisable en raison d’une économie essentiellement touristique et résidentielle. Ce sont des individus qui ne se sentent pas en insécurité sur le marché du travail, mais qui sont extrêmement sensibles aux enjeux de redistribution. Ils ne comprennent pas que leurs impôts financent le chômage et les aides sociales.
En parallèle, ils font un rapprochement presque systématique entre immigrés et chômeurs : ils ont l’impression de financer le chômage de personnes identifiées comme immigrées. Mais cette équation entre immigrés et chômeurs invisibilise totalement le travail de la main-d’œuvre étrangère, alors qu’en région Paca le travail agricole saisonnier, le BTP ou les activités de services à la personne sont des secteurs où la main-d’œuvre immigrée est conséquente.
Aujourd’hui, quelles sont les classes sociales qui votent RN ? Quelle typologie d’acteur ?
F. F. : On distingue généralement deux types d’électorat. Il y a, d’une part, un électorat populaire plutôt précaire, souvent frappé par le chômage, ou craignant de se retrouver sans travail. D’autre part, il y a une base électorale issue des classes populaires plus stabilisées, voire des petites classes moyennes. Entre ces deux tendances, il y a une potentielle tension : d’un côté, des électeurs bénéficiaires des aides sociales, et de l’autre, une base très dure envers les chômeurs, qu’ils appellent les « assistés ». Il y a donc des intérêts contradictoires, c’est un sujet sur lequel les cadres du parti restent assez flous.
Quelle est leur vision du rôle de l’État ?
F. F. : Il y a de très grandes attentes vis-à-vis de l’État et des protections qu’il peut fournir, conjuguées à une forte déception. Pour eux, l’État n’assure plus le bon encadrement, l’école publique se dégrade, ce qui les pousse à scolariser leurs enfants dans le privé – pour ceux qui ont les moyens. À la différence des États-Unis où l’électorat d’extrême droite est plutôt libertarien et anti-État, il ne faut pas y voir pour autant un rejet de l’État. Ce qui les pousse à placer leurs enfants dans le privé est de l’ordre de la résignation, cela est perçu comme quelque chose de regrettable. Ils estiment que les écoles privées sont de meilleur niveau et que les fréquentations de leurs enfants y seront meilleures.
Quelle est leur représentation de la France ?
F. F. : De manière générale, il y a un sentiment de déclassement vécu au niveau collectif, notamment à l’échelle du quartier, ou parfois à l’échelle de la commune. Cette vision peut être extrapolée à la situation du pays, avec l’idée que la France est en déclin.
Pour autant, je pense que les visions très identitaires de la France, des valeurs et de la culture françaises que l’on peut retrouver chez Reconquête ! sont les préoccupations d’un certain milieu. Pour s’inquiéter de la civilisation française, il faut déjà ne pas avoir de problèmes de pouvoir d’achat. Cette inquiétude traduit surtout une préoccupation de classe, qui se retrouve davantage dans les milieux bourgeois que dans les bases électorales du RN.
Dans votre étude, vous abordez également la question des diplômes des électeurs RN. En quoi leur niveau d’études peut impacter leurs choix électoraux ?
F. F. : La faiblesse du niveau de diplôme est le facteur le plus prédictif du vote RN, encore plus que le niveau de revenu. Il convient de préciser qu’il ne s’agit en aucun cas d’une question d’intelligence ou de niveau de connaissance, mais plutôt des effets indirects du diplôme. Sur le marché du travail actuel, avoir un faible diplôme vous met dans une situation de fragilité beaucoup plus importante, ce qui a des effets sur la manière dont vous vous représentez votre situation et dont vous envisagez l’avenir. Pour ces raisons, l’électeur sous-diplômé est donc plus disposé à voter pour le RN.