Au détour d’une avenue ceinturée de bâtisses éventrées, îlot de silence dans l’incessant bourdonnement du centre-ville de Raqqa, l’église des Martyrs, robuste et fière, dresse sa croix de fer vers un ciel de poussière. Elle toise, au loin, les grilles de la place Al-Naïm, un temps rebaptisée « place de l’Enfer », sur lesquelles les soldats de Daesh exhibaient les têtes décapitées de leurs victimes.

Cinq ans après la chute du Califat, il s’agit de l’unique lieu de culte chrétien à avoir été restauré dans la ville. C’est que la communauté, forte d’environ 5 000 fidèles avant l’arrivée des djihadistes en 2014, ne compte désormais plus que vingt-six membres. Face au risque d’effacement de leur histoire et de leur patrimoine, les derniers chrétiens de Raqqa luttent, unis, pour la survie de leur héritage.

Une église rebâtie à l’identique

Au fond de la pièce où flottent encore les effluves capiteux de la peinture fraîche, pas d’autel, mais un pupitre de bois brun d’où se détache une croix dorée. Sur la longue fenêtre latérale, faute de fonds et de savoir-faire, des feuilles de plastique colorées et transparentes ont remplacé les vitraux originaux et laissent passer une lumière chaude dont les reflets colorent le carrelage immaculé. « Tout a été refait pratiquement à l’identique » se félicite Armin Mardoian, en déambulant entre les bancs de prière inoccupés, « l’église a été rebâtie en 2022, mais les chrétiens n’en ont la gestion que depuis février ».

À la tête du récent Comité pour la Protection des Biens des Assyriens, Syriaques, Chaldéens et Arméniens, créé en février dernier par l’Administration Autonome du Nord-Est Syrien (AANES), une entité principalement contrôlée par les Kurdes de Syrie aux commandes dans la région, cet ancien forgeron a désormais pour tâche de veiller à la protection des biens des chrétiens de Raqqa ayant fui la guerre. « Sous Daesh, les trois églises de la ville ont été saisies, pillées, puis celles qui n’avaient pas été démolies ont fini par être bombardées lors de la reprise de ville par la coalition internationale » explique-t-il en désignant une peinture suspendue près de l’autel : dans un ciel rougeoyant, l’église des Martyrs gît, squelettique, au milieu des éclats d’obus.

« Nous avions enlevé les images de la Sainte Vierge »

« Avant, nous vivions tranquillement ici, et nous pouvions librement pratiquer notre religion. Mais dès que les premiers islamistes sont arrivés, d’abord avec l’Armée Syrienne Libre, puis avec le Front al-Nusra et enfin Daesh, pratiquement tous les chrétiens ont fui, dans le sud du pays ou bien en Europe » rembobine Armin Mardoian. À côté de lui, le regard curieusement facétieux, Simon* est l’un des seuls à avoir eu l’audace de rester. « Il fallait que je protège nos terres et nos biens », justifie-t-il de sa voix éraillée par les années.

Les djihadistes lui laissent alors le choix : se convertir, ou bien payer la jizra, une taxe équivalente à 14 grammes d’or pur par personne devant garantir la sécurité des imposés. Simon paye, mais devra tout de même se laisser pousser la barbe, porter le kamis et fermer son échoppe de pièces détachées de voiture aux heures de prière. « Nous n’osions même pas nous recueillir dans nos propres maisons. Nous avions si peur que nous avons enlevé les images de la Sainte Vierge et du Christ des murs. C’était une période extrêmement douloureuse » souffle-t-il avec pudeur.

Des messages de menace sur Whatsapp

Trois ans plus tard, à la libération de la ville par les forces pro-kurdes appuyées de la coalition internationale, en octobre 2017, les survivants chrétiens décident de s’unir pour se protéger : ils montent une milice d’autodéfense, Sutoro, qui opère aujourd’hui de concert avec les forces de police locales. Mais malgré les politiques de protection des minorités mises en place par l’AANES, presque aucun exilé n’est revenu. « Il y a des cellules de Daesh actives dans la région,on reçoit encore des messages sur WhatsApp nous menaçant et nous traitant de mécréants » pointe Zamila*, assise sur un canapé élimé du siège administratif de Sutoro, logé à quelques pas de l’église des Martyrs au sein d’un bâtiment à la façade criblée de balles.

Originaire d’Alep, elle a été kidnappée par le groupe État Islamique avec son père et son époux après avoir été « trahie par le chauffeur de taxi lors d’un voyage en 2014 ». En captivité, elle subit de multiples viols et son mari est régulièrement électrocuté. Son regard encore nimbé de douleur et de honte se dérobe derrière quelques mèches noires. « Lorsque j’ai été libérée, j’ai directement voulu rejoindre Sutoro. Malgré les menaces, je me sens en sécurité avec eux » ponctue-t-elle en se tournant vers Armin et Simon, tous deux silencieux à l’écoute de son récit.

« Même si personne ne revient… »

« En attendant que les chrétiens reviennent, notre tâche est de recenser les terres et les propriétés de ceux qui ont été expropriés au cas où ils voudraient pouvoir revenir un jour » reprend Armin, « mais c’est difficile car la plupart des documents officiels ont été détruits ». Dans certains cas, des personnes ont acquis illégalement des droits de propriété pour des maisons appartenant à des chrétiens en exil. « Il faut alors que nous fassions une enquête auprès de ceux qui sont aujourd’hui en Europe, ou même en Australie, et que nous montions un dossier auprès de la Cour de justice locale pour faire reconnaître la situation » poursuit-il, expert. Et de préciser : « à ce jour, nous estimons avoir récupéré un peu plus de la moitié des terres appartenant à la communauté. »

Mais pour les trois survivants, l’enjeu ne se résume pas uniquement à repeupler la ville. « En 1915, notre peuple a été massacré par le régime turc. Nos églises ont été transformées en mosquées », retrace Simon avec vigueur. « Nous ne pouvons pas laisser cela se reproduire ». Pourtant, malgré les efforts concertés des derniers chrétiens de Raqqa pour restaurer l’église des Martyrs, il n’y a toujours pas de prêtre pour célébrer les offices. « Nous dépendons de l’Église Catholique d’Alep, c’est leur responsabilité de nous envoyer quelqu’un », formule-t-il, comme une supplique. Un instant, et sa détermination reprend finalement le dessus : « même si personne ne revient, nous voulons que nos églises demeurent, au moins comme un symbole témoignant que nous avons vécu ici. Et survécu. »

*les prénoms ont été modifiés



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