La Croix L’Hebdo : Vous rentrez des États-Unis. Qu’y faisiez-vous ?

Thomas Römer : J’ai assisté, comme chaque année, au Congrès de la société de littérature biblique. C’est un grand rendez-vous qui permet de rencontrer plus de 10 000 collègues et faire le point sur les avancées de la recherche. Il faut noter qu’il y a hélas très peu de francophones dans cette assemblée. Cette année, les débats étaient centrés sur de nouvelles approches de la Bible, au-delà de la lecture purement historico-critique, en prenant en compte des thèmes comme le postcolonialisme, le féminisme, le genre, l’inclusivité. Une lecture de la Bible avec en arrière fond les questions de notre société. Je m’apprête d’ailleurs à donner un cours au Collège de France sur la guerre et la conquête, question hélas toujours très actuelle.

À quoi consacrez-vous votre temps ?

T. R. : À être administrateur du Collège de France, en grande partie ! Mais j’ai encore un peu de temps pour mes recherches bibliques. On ne répète jamais le même cours ici, ce qui fait que le savoir est toujours en train de se faire. Cela me permet d’avancer sur mes travaux en parallèle. Je compte notamment m’attarder sur le livre de Josué. C’est un livre dont on dit souvent qu’il raconte le premier génocide de l’humanité, avec l’extermination de tous les Cananéens. Donc ça m’intéresse de travailler sur ce texte qui a toujours été utilisé à tort et à travers. Il est par exemple invoqué aujourd’hui par certains milieux de colons fanatiques, mais aussi par des fondamentalistes américains pour dire : « Les Palestiniens d’aujourd’hui sont les Cananéens d’hier. »

Sans prendre position sur le plan politique, il faut simplement informer les gens que cette lecture n’est pas sérieuse. Pour cela, il faut d’abord situer ce texte dans son contexte historique pour comprendre s’il introduit à d’autres questions comme la conception de la guerre, de l’occupation d’un territoire, de la définition d’un pays. Aujourd’hui, l’ignorance de la formation des textes bibliques entraîne leur mauvaise utilisation. C’est le centre de ce que j’aime faire : montrer que la Bible a une histoire et qu’il faut un peu la connaître avant de s’y référer.

Quel a été votre premier rapport avec la Bible ?

T. R. : Je viens d’un milieu allemand et protestant où la Bible était omniprésente. Ma mère avait un calendrier avec des passages de l’Écriture qu’elle lisait chaque soir. J’ai quant à moi grandi dans des groupes de jeunes de l’Église unie, un courant protestant initié à la fin du XIXe siècle par le théologien Friedrich Schleiermacher (1768-1834). Il pensait que les luthériens et les réformés devaient s’unir. Il a donc proposé de créer des Églises unies, avec une liturgie commune. Cette Église très libérale me convenait très bien. La Bible importait donc pour moi mais, pour autant, je n’ai jamais fait de plan de carrière autour d’elle.

Vous vouliez vous orienter vers quelles études ?

T. R. : Les langues, français et anglais. Mais, au moment du bac, on m’a fait comprendre que je n’allais pas trouver de travail car il y avait à l’époque trop de professeurs de langues. J’ai parlé à mon professeur d’allemand. Il avait remarqué que je m’intéressais aussi à la théologie, car en Allemagne, il y a des cours de religion au lycée. Il m’a conseillé de m’orienter vers ce domaine. En première année de théologie, j’ai rencontré un professeur qui m’a fasciné en parlant de la Bible hébraïque. Il doutait de la pérennité des théories alors en vogue, notamment l’hypothèse dite « documentaire », qui présupposait l’existence de quatre sources à l’origine du Pentateuque (les cinq premiers livres de la Bible, constituant la Torah juive, NDLR). Cette critique inquiétait mes camarades, qui ne savaient plus quoi apprendre. Moi cela me passionnait ! J’ai appris l’hébreu, le grec, en plus du latin déjà étudié au lycée. C’est une époque où la théologie menait à tout. D’anciens camarades sont devenus ambassadeurs, journalistes, banquiers… La théologie s’inscrivait dans une approche universitaire très ouverte.

Vous n’avez jamais pensé devenir pasteur ensuite ?

T. R. : J’ai un esprit de chercheur. J’avais fait deux ans de stage pastoral durant lesquels je me suis rendu compte que ce n’était pas pour moi. Quand vous êtes pasteur, les gens vous demandent des réponses. Et comme moi-même, je ne cessais de me poser des questions, ce n’était pas facile.

Quel est votre personnage préféré de la Bible ?

T. R. : Jonas. Parce qu’il n’en fait qu’à sa tête ! Une fois qu’il fait ce que Dieu lui dit, il n’est pas content car Dieu change d’avis. Avec Jonas, on apprend que les choses ne sont pas écrites pour toujours. Une réponse aux lectures fondamentalistes dont je vous parlais et qui affirment toujours savoir ce que Dieu veut et ce qu’il ne veut pas.

Vous préconisez une approche historico-critique de la Bible. Qu’est-ce que cela veut dire ?

T. R. : Cela signifie la considérer comme n’importe quel document de l’Antiquité sans visées théologiques a priori, comme lorsque l’on étudie L’Odyssée d’Homère ou l’épopée mésopotamienne de Gilgamesh. Elle suppose déjà de définir sur quel texte se fondent nos traductions, parce qu’il y a une variété de manuscrits, avec des différences parfois importantes. La plupart des manuscrits étaient écrits sur du papyrus ou sur du parchemin, des supports qui ont une durée de vie limitée de quarante ou cinquante ans, surtout dans un environnement humide. Les textes ont donc été constamment recopiés et réécrits, enrichis, modifiés, au fil du temps. Ensuite, il faut se demander s’ils sont écrits d’un seul trait ou s’il y a eu des temps de rédaction et des rédacteurs différents. C’est une véritable enquête avant d’arriver à établir une version sur laquelle travailler.

Il n’y a pas de manuscrits originaux de la Bible ?

T. R. : Non. Les manuscrits de la mer Morte, découverts à Qumrân en 1945, datent des IIIe, IIe et Ier siècles avant notre ère, ce qui est relativement récent. Il faut en outre toujours rappeler, lorsqu’on s’adresse au grand public, que la Bible est avant tout une bibliothèque, qui ne contient d’ailleurs pas les mêmes livres que l’on soit juif, catholique, protestant ou orthodoxe.

Cette lecture historico-critique ne risque-t-elle pas d’assécher la dimension spirituelle des textes ?

T. R. : Ces approches ne s’opposent pas. Chaque lecture est une interprétation qui s’enrichit des autres. On le voit dans l’herméneutique juive (la science de l’interprétation, NDLR), où il existe traditionnellement quatre niveaux d’interprétation de la Torah : littéral, allusif, métaphorique et enfin mystique, le Sod (« secret ») que l’on retrouve notamment dans le courant ésotérique de la Kabbale. C’est pour se nourrir de toutes ces facettes qu’il est souvent profitable de lire ces textes en groupe, chacun avec son regard et sa réception particulière.

Mais comment faire la part entre la réalité historique et le symbolique ?

T. R. : Ces lectures amènent toujours à s’interroger sur la question de la vérité et du mythe. Le mythe est un récit fondateur qui ne suppose pas forcément la véracité historique. Il donne à une communauté une identité. Par exemple, et c’est connu, la naissance du christianisme ne commence pas avec les Évangiles, mais avec les Épîtres de saint Paul, qui ont été écrites dans les années 1950. Et qu’est-ce que Paul nous raconte de Jésus ? Pas grand-chose. Si nous n’avions que ces lettres, nous n’aurions que pour information « Jésus est mort et ressuscité ». Ce fait n’est pas présenté comme une vérité historique, au sens moderne du terme, mais comme le fondement de la foi chrétienne. Les Évangiles n’arrivent qu’une génération plus tard, afin de raconter ce Jésus historique et d’annoncer le Christ.

Qui est-il ce Jésus historique ?

T. R. : Jésus est d’abord un juif, quelqu’un d’assez éduqué puisqu’il discute avec les rabbins, avec les pharisiens, avec les Sadducéens. Il connaît la Torah et s’inscrit, même si le terme est un peu anachronique, dans un courant réformateur du judaïsme. Le Jésus historique était sans doute convaincu que le monde tel qu’il le connaissait allait s’effondrer pour laisser place à un jugement ou à une nouvelle création. Jésus était aussi un guérisseur, via ses miracles. Avait-il conscience d’être le Messie (envoyé de Dieu, NDLR) ? Il y a deux écoles chez les spécialistes. Aujourd’hui, la majorité des exégètes pensent plutôt que oui.

Que recouvrent ces débats sur l’historicité de Jésus ?

T. R. : Tout d’abord, il faut rappeler que ce ne sont pas ceux des premières communautés chrétiennes. Ces réflexions sur le Jésus historique sont très modernes. Elles naissent à l’époque d’Ernest Renan avec sa Vie de Jésus (1863), ou autour du théologien allemand David Friedrich Strauss (1808-1874), qui avançait que Jésus était un produit de l’imagination. Aujourd’hui, les spécialistes s’accordent à dire qu’il y a suffisamment de traces, notamment chez Flavius Josèphe, pour affirmer que Jésus a existé. Mais il est beaucoup plus compliqué de savoir ce qu’a fait ce Jésus historique. Les Évangiles sont une manière d’offrir des images multiples de Jésus. Il y en a quatre, il aurait pu n’y en avoir qu’une seule. Les premières communautés auraient très bien pu dire : « Matthieu, c’est très bien, ça nous suffit. »

Qu’est-ce que cela apporte d’avoir quatre Évangiles ?

T. R. : Cela offre quatre témoignages, chacun un peu différents selon leur contexte. Beaucoup, face à la Bible, ont l’impression d’avoir affaire à une doctrine. Mais ce n’est pas une doctrine. C’est une collection de discours sur des événements importants qui sont arrivés dans la Bible au peuple hébreu dans le Premier Testament et qui posent le fondement du christianisme dans le Nouveau Testament. Les textes bibliques m’apparaissent comme une sorte de quête en commun.

Quel rôle l’épisode de la Nativité, fêté à Noël, joue-t-il dans cette quête ?

T. R. : Il entend préciser l’origine de la figure fondatrice qu’est Jésus. Avec, chez Matthieu et Luc, de nombreuses allusions au Premier Testament. Ainsi, le bœuf et l’âne dans la crèche fait référence à une parole prophétique du livre d’Isaïe (1, 3) où il est dit : « Le bœuf connaît son propriétaire, l’âne connaît la mangeoire où ses maîtres le nourrissent ; Israël, lui, ne comprend rien. Mon peuple ne comprend rien. » La présence du bœuf et de l’âne dans la crèche appuie le fait qu’ils reconnaissent en Jésus leur maître.

Et les fameux Rois mages, quelle est leur place ?

T. R. : La figure des mages observateurs d’étoiles est déjà présente dans les traditions perse et mazdéenne où ils sont les observateurs des étoiles. Les Rois mages représentent la sagesse du vaste monde qui vient rendre hommage au Messie qui vient de naître. Le texte biblique ne leur donne ni de nom ni de race. Ce ne sont pas des rois mais des savants qui symbolisent que ce Messie sera celui du monde entier.

Mais Jésus est bien né à Bethléem ?

T. R. : Non. Pour moi, il est né à Nazareth. Bethléem fait partie de ces éléments censés montrer qu’en Jésus s’accomplissent un certain nombre de prophéties. Or, pour la tradition juive, le Messie vient de la lignée de David. Jésus est d’ailleurs souvent appelé « fils de David ». David venant de Bethléem, et Jésus étant le nouveau David, il fallait donc qu’il vienne lui aussi de Bethléem. Mais je suis à peu près convaincu que le Jésus historique est né à Nazareth.

Un récit de nativité qui met en scène Dieu, une femme et un fils, est-ce une nouveauté ?

T. R. : Pas vraiment. Chez les Grecs, on trouve déjà des récits avec ce type de personnage, comme Hercule qui est le fils de Zeus et d’une mortelle. Dans le livre de la Genèse au chapitre 6, de telles unions sont mal vues : les fils des Dieux couchent avec les filles des hommes, et cela donne la race des géants. Cela est mentionné juste avant le Déluge, une manière de dire que cette catastrophe met fin à tout cela. Mais il y a déjà l’idée d’une interaction entre le monde divin et celui des humains. La question de la filiation biologique de Jésus est traitée différemment selon les Évangiles. L’Évangile de saint Luc dit : « L’esprit de Dieu viendra sur toi, et tu deviendras enceinte. » Dans d’autres Évangiles, ce n’est pas mentionné.

L’expression « fils de Dieu », comment la comprendre ?

T. R. : Jésus, le Messie « fils de Dieu » peut s’entendre de deux manières : soit dans le sens « biologique », soit comme une continuation du travail de la divinité sur Terre. Jésus est aussi appelé « fils de l’homme ». C’est une expression pour dire humain. Est-ce que Jésus est d’origine divine ou non ? A-t-il vraiment été engendré par Dieu ? C’est une (très) longue discussion ! L’Épître aux Philippiens dit que Jésus, d’origine divine, n’a pas rechigné à se faire humain. Manière de montrer qu’il joue le rôle de médiateur et fait le lien, comme des héros grecs, entre le monde des dieux et celui des humains.

Quand on est bibliste, comment fête-t-on Noël ?

T. R. : En famille. (Rires.) Je fais un sapin, j’aime beaucoup les couronnes de l’Avent. En Allemagne, quand j’étais enfant, nous sortions la couronne les quatre dimanches avant Noël avec les bougies que nous allumions l’une après l’autre. Nous avions un petit moment chanté avec quelques cantiques et des petits gâteaux. C’était notre manière de préparer Noël. Certes, c’est une approche matérielle, mais cela permettait de se mettre dans l’ambiance.

Que vous reste-t-il de cette tradition ?

T. R. : Pendant longtemps, j’ai désespérément cherché des couronnes de l’Avent en France – on en trouve beaucoup plus facilement maintenant ! Étudiant, je me disais que toute cette période avant Noël avait totalement perdu l’esprit chrétien de la fête. Mais finalement, malgré le consumérisme, elle renvoie quand même à l’idée que « le peuple marchant dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière », comme le dit le livre d’Isaïe. C’est devenu une fête en grande partie laïque, mais cela reste un moment de partage, l’occasion d’inviter des amis dont on sait qu’ils sont seuls. C’est toujours bon d’avoir des fêtes qui rassemblent.

Noël est pour beaucoup l’occasion d’un rare contact avec les textes bibliques. Comment donner envie de s’y intéresser ?

T. R. : La Bible a marqué l’histoire non pas seulement du monde occidental mais du monde entier. Ne jamais entrer dans cette bibliothèque, c’est se priver de clés de compréhension majeures de notre environnement : l’histoire de l’art, l’histoire politique, l’histoire des droits de l’homme… Certes, entrer dans ce monument n’est pas simple. Après les premiers livres, il faut s’accrocher ! Mais il existe de nombreuses bonnes traductions. Je suggère toujours une Bible d’étude, comme la TOB (Traduction œcuménique de la Bible) qui contient beaucoup de notes pour guider et restituer le contexte de chaque passage, même succinctement, afin d’éviter contresens et malentendus.

Et en quoi nourrit-elle la vie intérieure ?

T. R. : Lire la Bible donne un sens à la vie. Un sens qui ne se puise pas dans le matériel. C’est une lecture infinie, on n’a jamais vraiment fini d’en découvrir les résonances : vous pouvez relire ses passages 20 fois et à chaque fois faire de nouvelles découvertes. C’est le livre que j’emporterais sur une île déserte. Ce texte, qui date pourtant de plus de 2 500 ans, garde intact son potentiel de réflexion sur ce qu’est l’homme, la transcendance. Il sera porteur de sens encore pour des générations à venir. Même si les Églises n’existent plus, il y aura toujours des gens qui s’intéresseront à la Bible.

Ses dates

1955. Naissance à Mannheim (Allemagne).
1974-1981. Études de théologie à l’université de Heidelberg et à celle de Tübingen.
1981. Arrivée en France, études à l’École pratique des hautes études (EPHE) et à l’Institut protestant de théologie (IPT).
1988. Thèse de doctorat sur « les mentions des Pères dans le Deutéronome », à la faculté de théologie de l’université de Genève (Suisse).
1993. Nommé professeur de Bible hébraïque à la faculté de théologie de l’université de Lausanne.
Depuis 2007. Professeur au Collège de France, à Paris. Tient la chaire Milieux bibliques, créée pour l’occasion.
2014.L’Invention de Dieu, Éd. du Seuil.
2019. Nommé administrateur du Collège de France.
2021. Une Bible peut en cacher une autre. Le conflit des récits, Bayard.
2025. La Bible, qu’est-ce que ça change ?, Labor et Fides (à paraître).

Son morceau de musique

La 9e Symphonie de Beethoven

« D’abord, parce qu’elle est très belle et se termine dans une sorte d’apothéose. Mais aussi parce que c’est l’hymne de l’Europe et que cela me fait l’aimer encore plus. J’écoute également beaucoup de jazz, notamment Diana Krall. »

Une émission

Le concours de l’Eurovision

« Je l’ai regardé pour la première fois en 1969, quand j’avais 14 ans. J’ai même songé un temps écrire un ’’Que sais-je’’ sur l’Eurovision. Géopolitiquement parlant, c’est passionnant et même si toutes les chansons ne sont pas très fouillées, ça dit beaucoup sur l’évolution de mœurs de la société. »

Un livre

Des polars

« Le Loup des steppes d’Hermann Hesse et des policiers style Agatha Christie, Stephen King ou Franck Thilliez… Des polars où l’on ne sait pas dès le début qui est le coupable. Faire des sciences bibliques, c’est avoir le même esprit qu’un enquêteur. »

Un objet

Ma montre

« Je me sens nu sans elle. J’ai besoin de ce lien matérialisé avec le temps. Elle se recharge d’elle-même, sans pile, rien qu’avec le mouvement. Elle me rappelle que le temps est cyclique et que tout est un éternel recommencement. »



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