Avec ton prénom à malice, venu d’un autre temps et revenu juste à temps pour être à nouveau à la mode, étrange et vintage, tu reviens de loin : tu es tombée du ciel (1) et la terre est un enfer. Il y a quatorze ans, à 14 ans, tu as voulu disparaître, peu à peu, sans faire de bruit, juste en t’arrêtant de vivre, de manger, de boire et finalement de respirer, tu as cherché à annihiler ton corps et tes pensées trop précises, trop perspicaces et trop lucides pour ton âge, tu avais cette voix en toi, cette salle folle qui te disait de ne pas manger, de ne pas vieillir, de ne pas grossir, et tu devais lui obéir.

Et après, quand tu as tout arrêté, elle t’intimait de te scarifier, de te faire du mal avec des aiguilles, de te percer et te clouer au pilori, et tu devais lui obéir. Tu naviguais quelque part entre le réel et l’imaginaire, entre la terre et le ciel, entre la vie et la mort, tu flottais, tu partais, tu quittais les rives sans dire au revoir, sans te faire remarquer, en chuchotant ton malheur, et pourtant. Tu inquiétais, dans ta protestation immense et muette. Tu perturbais les gens qui t’entouraient, à ne pas être normale, même si personne autour de toi ne l’était autant que toi, à maigrir par peur de grossir, à diminuer ton être et augmenter ton silence.

Ni ta mère, ni ton père, ni ton frère au prénom romantique ne t’ont aidée dans ta descente. À un moment, il a fallu t’hospitaliser et tu as connu ton chemin de croix, ta guerre, ta vraie misère, tombée du ciel dans les bas-fonds de l’humanité. Tu as souffert comme un martyr, tu as continué de mourir, comme une sainte, comme une suppliciée, comme une mystique, alors il a fallu te poser une sonde pour que tu ne meures pas, et cette femme qui ne savait rien ni de toi, ni de la médecine, ni de l’humain, te détestait en secret de ne pas guérir, de ne pas lui obéir, tout comme ces gens qui n’ont rien compris à ce que tu endurais, et à quel point tu vivrais jusqu’au bout les tourments de la fin, dans ta faim. Des méthodes d’un autre siècle, des soins qui ressemblent à des tortures morales et physiques, des médecins en herbe dignes du professeur Charcot, apprentis ou chevronnés qui te retenaient en prison, des gens en blouse qui étaient supposés être soignants mais qui n’ont fait que te précipiter dans le gouffre de l’anorexie.

Ta « maladie » était un non, et elle avait un nom. Cette descente aux enfers est comme un mal du siècle qui perdure, celui des jeunes filles évanescentes, hyperconscientes, lucides et perspicaces autant que volontaires dans leur démarche sourde vers le néant, qui soudain voudraient ne pas avoir de corps et être de purs esprits, pour pouvoir de la chair s’évader, et ressembler à une figurine, une statue, un squelette, un souffle. Grandes lectrices au besoin d’escapades intellectuelles, de fugues morales, métaphysiques et poétiques, philosophes et actrices, anges et démons, ces jeunes filles pas tout à fait comme les autres, sont la fine fleur de l’intelligence et de l’abnégation, et c’est la raison pour laquelle elles ne mangent pas. Par révolte sourde et silencieuse contre ces « parents assassins » qui mettent au monde des enfants un peu trop éveillés dans un monde qui ne sait plus quoi en faire, peut-être simplement par habitude – ou pour les impôts, dit-elle.

Ces enfants seuls qui deviennent personne, qui ne sont plus rien, qui ne rêvent plus de rien : jusqu’à s’identifier à un matelas. Bourrées de médicaments et de sondes, elles en deviennent réellement psychotiques, à force de ne pas être entendues, et elles sombrent. Jeune fille qui devient vieille en quelques mois d’hôpital, et qui n’a jamais été jeune, prise tôt par le souci et l’inquiétude de n’être plus personne pour personne. Juste s’en prendre à soi, porter la main sur soi, transférer le mal décelé dans le regard de ceux qui auraient dû l’aimer, vers soi.

Jeune fille qui a grandi sans grossir, transpercée de partout, reine gothique et princesse fantomatique, sympathique, critique, volcanique, tu es tombée du ciel et tu as emporté avec toi un petit morceau de nuage que tu promèneras toujours au-dessus de ta tête, par un rêve profond, par-delà le monde, ici-bas, très bas : du ciel à l’enfer, il n’y a qu’un seul pas – et tu es là.

Car, merveilleuse aux mots subtils, aux phrases incandescentes, tu es revenue à toi – par le chemin de l’écriture, pour bâtir un cri autour de ces vies minuscules que tu as croisées, ces enfants en détresse profonde qu’il faudrait pouvoir comprendre, et pour la première fois, cela paraît possible, à travers ce roman qui est à la fois un long poème, un évangile, un mausolée et un livre des consolations, tout autant que de visions. Jeune fille, réveille-toi, tu as grandi, seule et pauvre, terrassée et altière, tu es femme à présent, et mère ! De ta boue, littéralement, tu as fait de l’or.

(1) Tombée du Ciel, Alice Develey, L’iconoclaste, juin 2024, 20,90 €.



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