La crise politique qui s’est ouverte le dimanche 9 juin au soir a pu nous rendre sourd au reste du continent. Depuis le début de la semaine, on pourrait presque oublier que des élections européennes ont précédé l’annonce de la dissolution – et surtout que celles-ci ne se déroulaient pas qu’en France. Pour beaucoup, il est tentant d’extrapoler les résultats du Rassemblement national à l’échelle du continent.

Ce n’est pas si simple. Si le Rassemblement national et Fratelli d’Italia ont réalisé des poussées impressionnantes, ces partis constituent plutôt l’exception que la norme. C’est ce qu’illustre l’évolution des deux groupes parlementaires d’extrême droite, les Conservateurs et réformistes européens (CRE) et Identité et démocratie (ID). Les premiers ont augmenté légèrement leur nombre d’eurodéputés, profitant notamment de l’effet Meloni pour compenser la diminution importante du nombre d’eurodéputés envoyés par le parti PiS polonais.

Inversement, et malgré le succès du Rassemblement national, ID a perdu 16 sièges : le groupe a notamment été incapable de compenser l’exclusion de l’AfD, décidée quelques semaines avant les élections après que l’un de ses dirigeants, Björn Höcke, a affirmé que tous les SS « n’étaient pas des criminels ». Plus au Sud, si les élections confirment que le verrou ibérique a définitivement sauté – Vox, en Espagne, et Chega, au Portugal, s’étant installés dans le paysage politique –, ces élections sont toutefois marquées par un net infléchissement de leur dynamique : au Portugal, l’extrême droite a par exemple vu son score divisé par deux depuis les élections législatives du mois de mars.

Finalement, lorsque l’on considère les mouvements d’extrême droite qui évoluent hors des groupes parlementaires, cette impression mitigée se confirme : l’AfD consolide ses bastions en Allemagne de l’Est et augmente légèrement son nombre de députés, mais le Fidesz de Viktor Orban marque le pas.

Un triomphe à relativiser

Bref, si l’on décentre son regard de Paris et Rome, les élections du 9 juin ne peuvent être considérées comme un triomphe pour l’extrême droite européenne. Celle-ci reste par ailleurs minée par des divisions profondes. À l’heure actuelle, il est par exemple très improbable de voir ces partis s’unir dans un seul groupe au Parlement, un signe qu’il reste de profondes divergences sur le soutien à l’Ukraine, l’adhésion à l’Otan ou encore l’implication de l’État dans l’économie.

Faut-il pour autant se dire que la vague nationaliste est en train de passer ? Absolument pas ! D’une part, le niveau reste très élevé, les partis d’extrême droite s’étant installés durablement dans la quasi-totalité des pays européens, l’Irlande constituant une exception remarquable. D’autre part, ces partis évoluent dans un contexte politique qui leur est beaucoup plus favorable : la notion de cordon sanitaire n’a plus beaucoup de sens en Europe en 2024.

Convergences occasionnelles

Comme l’a fait remarquer Le Grand Continent, qui anime un extraordinaire observatoire électoral, l’union de toutes les droites dispose désormais d’une majorité de blocage au Parlement européen. En effet, mis ensemble, les députés du Parti populaire européen (PPE), ceux d’ID, du CRE et les partis non-inscrits ont une majorité. Il est très improbable qu’ils s’entendent sur des projets communs, mais, ponctuellement, ils pourraient travailler ensemble pour bloquer des initiatives sur des sujets aussi essentiels que l’environnement, l’accueil des migrants ou les inégalités.

D’autant qu’il s’agit de questions sur lesquelles la ligne du PPE s’est durcie sous l’effet de la menace que l’extrême droite fait peser sur nombre de ses membres à l’échelle nationale : si la farce offerte par Les Républicains depuis le 10 juin est un cas extrême, d’autres composantes historiques du parti sont également fragilisées, comme Fratelli d’Italia, devenu un partenaire mineur de la coalition dominée par Giorgia Meloni.

Si elles se produisent, ces convergences occasionnelles devront être prises au sérieux. En effet, elles pourraient préparer des alliances plus complètes, voire un certain lissage idéologique. À l’extrême droite, la stratégie n’est pas nouvelle : entre 1919 et 1924, les députés proches de l’Action française avaient notamment pour instruction de chercher à se rapprocher de la droite du Bloc national dans le but de faire émerger un bloc conservateur qui pourrait en finir avec la République parlementaire. Si, dans ce cas, la tactique finit par échouer, la normalisation par le travail parlementaire est un ressort classique pour l’extrême droite. Cette dynamique pourrait être renforcée par un succès du Rassemblement national aux élections législatives qui viennent d’être annoncées.

Apothéose pour l’extrême droite

Une victoire de Jordan Bardella le 7 juillet ferait de ces élections européennes une véritable apothéose pour l’extrême droite européenne. Après l’Italie et les Pays-Bas, un troisième membre fondateur de l’Union pourrait porter un parti d’extrême droite au pouvoir. S’il est encore difficile de savoir ce que veut le Rassemblement national à l’échelle européenne, sa ligne ayant changé un nombre incalculable de fois au cours des dix dernières années, il est probable que la nomination de Jordan Bardella provoquera des tensions considérables à l’échelle du continent, à commencer par la question clé du soutien à l’Ukraine.

Mais il est aussi certain que cette victoire renforcera un peu plus cette nouvelle internationale nationaliste qui se structure de Budapest à Paris et de Rome à La Haye. Elle marquerait sans doute une nouvelle phase dans la relation des droites traditionnelles et des partis nationalistes, partagée entre concurrence électorale et convergence idéologique croissante en matière d’immigration, d’écologie, de politiques familiales ou encore de libertés fondamentales. Malgré les différences et les différends nombreux entre Fratelli d’Italia et le Rassemblement national, leur présence simultanée au pouvoir peut ouvrir une phase de recomposition profonde sur la droite de l’échiquier politique européen.

L’étrange soirée électorale française du 9 juin a plus que jamais démontré que les politiques nationale et continentale sont interconnectées. C’est aussi pour cela qu’Emmanuel Macron a offert une deuxième chance insensée aux extrêmes droites européennes de convertir leur demi-succès en triomphe le 7 juillet prochain. Ce n’est pas la moindre folie de cette dissolution.



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